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Architecture
A
Monsieur le prĂ©sident des Ătats-Unis dâAmĂ©rique.
Monsieur,
Veuillez trouver par le prĂ©sent courrier, le premier rapport de lâAgence de Recherche et Investigation de la Disparition que je dirige depuis sa crĂ©ation.
Dans le cadre de notre investigation, nous avons Ă©tĂ© contactĂ©s par le dĂ©partement de physique nuclĂ©aire, nouvellement crĂ©e sous lâobservatoire de Mauna Kea, sur lâile dâHawaĂŻ. Ce dĂ©partement fut initialement fondĂ© dans lâobjectif de trouver une source dâĂ©nergie supĂ©rieure Ă la fusion nuclĂ©aire, dont la France est en tĂȘte de file.Â
Au cours de lâexpĂ©rience nouvellement baptisĂ©e BECKERR, lâĂ©quipe de chercheurs injectait avec succĂšs, une paire de neutrons dans leur Ă©tat supraconducteur, dans un condensĂąt de Bose-Einstein en rotation. Comme anticipĂ©, plus Ă©levĂ©e devint la rotation du superfluide, plus la force dâattraction des deux atomes augmenta. Jusquâau point de rupture oĂč cette force dĂ©passa la pression de dĂ©gĂ©nĂ©rescence de la paire de neutrons. Sâensuivit lâeffondrement du systĂšme, analogue Ă lâeffondrement dâune Ă©toile Ă neutrons. En un mot, pour la premiĂšre fois dans lâHistoire, un trou noir de Kerr fut observĂ© ce jour-lĂ , Ă lâĂ©chelle microscopique. Câest un succĂšs sans prĂ©cĂ©dent qui nous remet en tĂȘte de course Ă lâĂ©nergie. LâergosphĂšre dâun trou noir rotatif, Ă la bordure de son horizon, a en effet le potentiel de procurer une source quasi infinie dâĂ©nergie. Ănergie qui, si proprement exploitĂ©e, marquerait la fin de la crise Ă©cologique dont souffrent nos sociĂ©tĂ©s contemporaines et ouvrirait un nouvel Ăąge dâor de progrĂšs scientifique.
Câest avec Ă©motion et la plus immense fiertĂ©, monsieur le PrĂ©sident, que je vous reportais il y a plusieurs mois, cet exploit historique. Nous remercions le Centre EuropĂ©en de Recherche NuclĂ©aire de leur prĂ©cieuse collaboration, ainsi que lâinstitut JIRA de lâĂtat de Colorado, sans qui les Ătats-Unis ne pourraient ĂȘtre aujourdâhui les pionniers de cette Ăšre nouvelle. Et bien entendu, un succĂšs aussi triomphant nâaurait pu exister sans lâaide de Dieu, qui pave toutes les victoires du peuple dâAmĂ©rique.
Or, câest Ă©galement avec la plus grande crainte que je vous soumets le prĂ©sent rapport. Si nous Ă©tions conviĂ©s par le dĂ©partement de recherche dâHawaĂŻ, ce nâĂ©tait non pas pour cĂ©lĂ©brer un exploit, jâen ai peur, mais parce que les rĂ©sultats de lâexpĂ©rience BECKERR ont le pouvoir de remettre en question des siĂšcles de progrĂšs scientifique en physique, sous tous ses domaines de recherche. Lâenjeu est incommensurable, câest pourquoi avant de partager ce rapport, nous avons pris soin de demander sa relecture par deux corps indĂ©pendants. Les conclusions des organismes convergent vers nos conclusions propres. Nous nous en remettrons finalement, monsieur le prĂ©sident, Ă la dĂ©cision de votre cabinet de porter ou non, cette conclusion Ă la population.
Afin de mettre en contexte les enjeux de cette expĂ©rience, je me permets de rĂ©sumer en quelques mots, le problĂšme de la thĂ©orie de la relativitĂ© dâEinstein :
Par le passĂ©, nos plus brillants scientifiques ont multipliĂ© les tentatives de marier deux principes fondamentaux, la thĂ©orie de la relativitĂ© gĂ©nĂ©rale et la physique quantique. Les propriĂ©tĂ©s dâun corps au niveau microscopique ne sâappliquant pas Ă un corps de plus grande masse. LâimpossibilitĂ© dâune telle union, fut une barriĂšre Ă notre avancĂ©e, en tant quâespĂšce. La littĂ©rature scientifique Ă ce sujet est riche et se dĂ©cline en plusieurs siĂšcles de frustration. En effet, bien peu des hypothĂšses formulĂ©es par nos savants ne purent ĂȘtre confirmĂ©es Ă ce jour. Et cela, en dĂ©pit de la prĂ©cision chaque annĂ©e grandissante de nos instruments de mesure.
La rupture entre micro et macroscospique sâest une fois de plus rĂ©vĂ©lĂ©e au sein du centre de recherche de lâĂźle dâHawaĂŻ. Un trou noir de Kerr Ă lâĂ©chelle galactique nâa pas, nos confrĂȘres le prouvĂšrent empiriquement, les mĂȘmes propriĂ©tĂ©s quâun trou noir de Kerr tenant sur un doigt. Ce dont nous Ă©tions nous-mĂȘme tĂ©moins dans ce centre, rend tangible lâĂ©ventualitĂ© dâune complĂšte rĂ©Ă©criture de toutes les thĂ©ories physiques et mathĂ©matiques depuis lâempire GrĂ©co-Romain. Il est maintenant envisageable quâelles soient dans leur entiĂšretĂ©, basĂ©es sur un mauvais paradigme. Et que notre comprĂ©hension de lâUnivers ne soit ainsi pas plus quâune superstition.
LâHomme a toujours considĂ©rĂ© la logique qui rĂ©git les lois de notre Univers, comme une sorte de grammaire allĂ©gorique, dont les mathĂ©matiques sont lâexpression. Pour paraphraser GallilĂ©e, les mathĂ©matiques sont le langage de la nature. Si tantĂŽt celles-ci suffirent Ă dĂ©crire notre rĂ©alitĂ©, par lâentremise du corps exotique artificielle spontanĂ©ment apparu, les forces interagissant avec notre plan dâexistence sont maintenant non-Ă©quivoques. Il nâest pas question dâune grammaire, mais contre toute vraisemblance, dâune structure.
Nous pouvons aujourdâhui affirmer que cette structure se compose dâacier et de tungstĂšne, de papiers, de portes et fenĂȘtres, et de tiroirs. Dâautres matĂ©riaux - notamment le caoutchouc et la dentelle - furent observĂ©s par le soin de notre personnel, mais nous nâen avons pas confirmation. Nous ne sommes pas sĂ»rs de ses dimensions, ni de son anciennetĂ©.
Je vous partage ci-dessous le résumé du premier rapport de notre commission, et fort probablement, le dernier. Que Dieu nous vienne en aide.
Veuillez recevoir monsieur le Président, mes salutations les plus distinguées.
Que Dieu bĂ©nisse lâAmĂ©rique.
Thomas M.
â
5 juin 1995
GĂ©nĂ©ration du premier condensĂąt de Bose-Einstein dans lâun des laboratoires de lâinstitut JILA
Lâexistence du cinquiĂšme Ă©tat de la matiĂšre, hypothĂ©tiquement prĂ©sent au cĆur des Ă©toiles Ă neutrons est finalement prouvĂ©e, aprĂšs plus dâun demi siĂšcle.
DĂ©cembre 2016
Lâagitation de superfluides par laser permet de gĂ©nĂ©rer une rĂ©gion de masse nĂ©gative, au laboratoire de physique de lâUniversitĂ© de Washington.
Jour 0
Le premier trou noir rotatif est synthĂ©tisĂ© sur terre, au laboratoire de lâobservatoire Mauna Kea, HawaĂŻ.Â
Jour 10
Le comportement du trou noir vient Ă contredire les prĂ©visions du superordinateur gracieusement offert par IBM.Â
Ses dimensions restent inchangĂ©es, laissant prĂ©supposer lâabsence de radiations. Son horizon disparaĂźt et lâobjet se mute en un trou de couleur noire, si pure que la lumiĂšre ne peut sây reflĂ©ter.
Jour 17
Notre Ă©quipe est dĂ©pĂȘchĂ©e au centre, pour enquĂȘter sur lâanomalie.Â
Dans une premiĂšre tentative, un endoscope est introduit. Les calculs du superordinateur nâont pas prĂ©dit la rĂ©action du corps artificiel, qui en opposition avec toutes les lois quantiques dĂ©terminĂ©es Ă ce jour, sâagrandit de deux fois sa taille avant de se stabiliser Ă un diamĂštre de 2âmm. Les images recueillies par le dispositif sont de couleur noire, et nous ne pouvons en extraire aucune donnĂ©e.
Jour 18
Notre brillant collÚgue, chercheur en mécanique des fluides Sean Hoshi, construit de toute piÚce un crique miniature, formé de cures-dents. La tentative est un succÚs, le trou de couleur noire atteignant la circonspection record de trois centimÚtres.
Sâensuivent les insertions de diffĂ©rents objets de tailles variables. Balle de ping-pong, tennis, et finalement, ballon de handball.Â
Il ne sera toutefois pas possible de dépasser le diamÚtre record de 50 cm.
Jour 19
Nous envoyons un drone tĂ©lĂ©commandĂ©. La communication avec lâappareil se rompt Ă la traversĂ©e du corps de couleur noire.Â
Jour 21
Forts de notre premiĂšre expĂ©rience, nous envoyons un drone prĂ©programmĂ© pour recueillir des donnĂ©es de lâespace extraterrestre et retourner Ă son point dâorigine, passĂ© un dĂ©lai de plusieurs minutes. Ă notre confusion, nous nâavons pas trace de lâappareil aprĂšs plusieurs heures.
Jour 25
Joowhan Higgs et Stella Lagrange sont recrutés par nos soins, pour explorer cet énigmatique au-delà .
Monsieur Higgs, chercheur en biologie molĂ©culaire et titulaire du prestigieux prix John J. Carter de lâAcadĂ©mie des Sciences, qui est par ailleurs renommĂ© dans le milieu des arts de scĂšne, de par sa remarquable performance de contorsionniste au show tĂ©lĂ©visĂ© âAmericaâs got talentâ, est unanimement choisi comme le parfait candidat pour lâexcursion. Il en est de mĂȘme pour Madame Lagrange qui, diplĂŽmĂ©e avec honneurs en Sciences MathĂ©matiques de lâUniversitĂ© de Harvard a, par le passĂ©, poursuivi une courte carriĂšre de gymnaste artistique.
Jour 27
Câest avec horreur que nous assistons Ă lâeffondrement du trou de couleur noire, aussitĂŽt traversĂ© par nos deux consorts. Nous nâavons pas connaissance de lâintĂ©gritĂ© physique de nos collĂšgues, et nous craignons le pire. Il semblerait que son interaction avec un observateur conscient ait prĂ©cipitĂ© son instabilitĂ©.
Jour 40
AprĂšs 13 jours sans nouvelle dâHiggs ni Stella, nous commençons avec le plus grand dĂ©sarroi, Ă Ă©crire le communiquĂ© officiel pour leurs familles et proches.
Nos prĂ©paratifs sont amenĂ©s Ă leur halte inopinĂ©e, lorsque la rĂ©ception du centre nous fait part dâun appel mâĂ©tant destinĂ©. Je peux alors de premiĂšre main certifier de lâauthenticitĂ© de son auteure, qui nâest autre que Madame Stella Lagrange.
Cette derniĂšre me relate leur arrivĂ©e dans le nouvel espace. Les distances CartĂ©siennes ne sâappliquent pas Ă ce milieu, selon ses dires. Si elle lĂšve le bras, elle peut en toucher lâextrĂ©mitĂ©, mais lorsquâelle fait un pas, elle ne peut prĂ©dire Ă quel nouvel endroit de la structure elle se situera. Parfois en son centre, parfois Ă son autre bout. Elle et son collĂšgue doivent prendre routiniĂšrement soin de communiquer leur mouvement et position, afin de ne pas se juxtaposer. Ce qui, selon Lagrange, procure la sensation extrĂȘmement inconfortable de porter des vĂȘtements trempĂ©s et froids.
Je la questionne sur les moyens employĂ©s pour entrer en communication avec le centre. Elle me raconte avoir pensĂ© nous tĂ©lĂ©phoner puis, aprĂšs avoir reculĂ© de deux pas, sâĂȘtre retrouvĂ©e face Ă un tĂ©lĂ©phone Ă cadran PTT24 quâelle se souvient avoir aperçu dans la maison de sa grand-mĂšre Ă Dijon, France.
Je lui fais part de notre inquiĂ©tude et lui certifie que nous nous efforcerons de leur porter assistance. Madame Lagrange vient alors Ă mâassurer que âça ne presse pasâ, selon ses mots propres. Notre collĂšgue, Higgs est attelĂ© Ă lâexploration de la structure et a grande hĂąte de nous communiquer ses dĂ©couvertes. Il leur arrive Ă diverses occasions dâavoir faim ou soif, mais la structure est riche en ravitaillements divers. La veille encore, Ă ce que jâapprends, tous deux se sont sustentĂ©s dâun Kielbasa TchĂšque et bu une eau en bouteille du village Idir, Nord Afrique.
Le dialogue est coupĂ© court, lorsque Madame Lagrange mâannonce quâelle doit retrouver son collĂšgue et continuer lâinvestigation. BientĂŽt, mâassure-t-elle, recevrons-nous un second appel.
Jour 62
Nous ne perdons pas la foi et attendons patiemment le second appel promis par le duo en exploration. Notre attente porte ses fruits, puisque nous sommes de nouveau contactés par la réception.
Câest au tour dâHiggs de me faire part de ses dĂ©couvertes intra-structurelles. Il a recueilli les dizaines de milliers de textes aperçus sur des murs carrelĂ©s qui ne sont pas sans rappeler les toilettes de son lycĂ©e, dans des dossiers de plusieurs centaines de pages entassĂ©s sur des bureaux poussiĂ©reux, et des petits mots doux visibles seulement sous lumiĂšre noire, sur des pilonnes dâacier, Ă©trangement similaires Ă des lampadaires.
Dans les heures qui suivent le dĂ©but de lâappel, mon collĂšgue mâĂ©numĂšre un grand nombre de ces informations Ă©parses, et dont je me permets de partager seulement un Ă©chantillon concis.
- La mĂšre de notre collĂšgue Fred Amstrong lui transmet que son Ă©nurĂ©sie jusquâĂ ses 16 ans nâest pas sa faute. Son pĂšre Ă©tait un homme violent et Ă lâorigine de beaucoup de ses traumatismes.
- Lucie nâest pas le premier Humain de lâHistoire. Un plus vieux fossile gĂźt sous une mine de Nord Afrique. Le pauvre individu a succombĂ© Ă la faim aprĂšs sâĂȘtre fait une foulure Ă la cheville gauche.
- Le capitaine William Foster a gagnĂ© la goĂ©lette âClotildaâ en trichant aux cartes. Quelle aurait Ă©tĂ© la destinĂ©e des 124 enfants Africains transportĂ©s en son sein, si lâhomme avait jouĂ© selon les rĂšgles ?
- Nous avons effacĂ© tout enregistrement dâune information sensible communiquĂ©e Ă votre Ă©gard, monsieur le PrĂ©sident.
- Une jeune femme raconte en larmes Ă son tĂ©lĂ©phone, quâelle se sent terriblement, terriblement seule.
- La structure irradie dâune chaleur estivale et son atmosphĂšre est dâune constante de 24 degrĂ©s. Higgs me partage une approximation de la tempĂ©rature, quand les instruments en leur possession affichent des donnĂ©es perpĂ©tuellement contradictoires.
- Il est temps que lâHumanitĂ© arrĂȘte de croire en la fable dâenfant des quatre dimensions.
- Il nây a pas de cause, seulement des consĂ©quences et leurs responsabilitĂ©s.
- Cet appel sera le dernier.
Sâensuit un bruit fort que je reconnais de mĂ©moire personnelle, comme de celui dâun modem en cours de connexion. Câest ainsi que sâachĂšve la derniĂšre communication avec le reste de notre Ă©quipe.
Jour 71
Cela fait maintenant 9 jours que nous enregistrons le bruit de modem vĂ©hiculĂ© par le combinĂ© de tĂ©lĂ©phone, posĂ© sur le bureau de rĂ©ception du centre. En dĂ©pit de nos tentatives et de lâassistance dâun groupe dâexperts en tĂ©lĂ©communication, nous ne pouvons dĂ©crypter le contenu de la transmission. Cette derniĂšre sâarrĂȘte en milieu de soirĂ©e, donnant suite Ă un silence sans tonalitĂ©.
Jour 196
Nous nâavons pas Ă©cho de nos collĂšgues disparus et nous sommes contraints de communiquer Ă leur famille leur mort prĂ©supposĂ©e. Il est vent de lâarrĂȘt dâinjection de fonds, aprĂšs lâabsence prolongĂ©e de progrĂšs dans nos expĂ©riences.
Jour 326
Une Ă©pidĂ©mie de cauchemars et terreurs nocturnes harasse mon personnel, tant et si bien que la force de travail sâamenuise. Les demandes de transfert et dĂ©missions se multiplient.
Tous me rapportent depuis quelques semaines, basculer certaines nuits dans un Ă©tat hypnagogique, dans lequel un bruit de modem est entendu. Sâensuit la prĂ©sence pressentie de Lagrange, de par son odeur ou son toucher. Dans certains cas, on me reporte entendre le fredonnement de la chanson enfantine Twinkle star, par une voix fĂ©minine.
Je dĂ©cide unilatĂ©ralement dâannoncer la fin officielle de lâopĂ©ration.
Jour 332
Je suis moi-mĂȘme tĂ©moin de lâapparition hallucinĂ©e de ma collĂšgue. Je lâentends me dire que notre fin Ă tous nâest pas de notre faute. Quâelle nâaura pas de sens pour le faible potentiel de calcul de nos cerveaux humain. Elle me conforte, si ça peut me rassurer me dit-elle, la fin de cette histoire est bercĂ©e de chants tribaux. Quâils seront profĂ©rĂ©s avec sĂ©rĂ©nitĂ©. Quâil y aura beaucoup dâembrassades. Et de couleur fuchsia.
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