Durant les six premiers mois de 2024, des libraires belges et français ont menĂ© une grĂšve singuliĂšre. L’association Pour l’écologie du livre proposait une « trĂȘve des nouveautĂ©s » en refusant certains titres sur des critĂšres volontairement nĂ©buleux ou surprenants : les parutions d’un mois sur deux, le catalogue d’une seule maison d’édition, un seul titre par structure, ou encore en refusant les couvertures bleues, les auteurs d’un certain renom, etc. « À systĂšme absurde, rĂ©ponse absurde », explique en souriant Mme AnaĂŻs Massola, prĂ©sidente de l’association. « Notre proposition a fait sens, non pas parce qu’elle Ă©tait radicale, mais parce qu’elle Ă©tait moins absurde que le quotidien des libraires depuis des annĂ©es. »

Nombre de personnes travaillant dans la filiĂšre ressentent ce malaise, tant d’un point de vue social qu’environnemental. Car les deux sont liĂ©s. « À la naissance de l’association, en juin 2019, il y avait une sidĂ©ration gĂ©nĂ©rale. Mon mĂ©tier de libraire, qu’on dit ĂȘtre passeur de textes, a-t-il encore du sens quand 90 % de mon travail consiste Ă  dĂ©baller et Ă  remballer des cartons ? Être auteur, Ă©diteur, Ă  quoi cela sert-il quand la plupart des nouveautĂ©s ne restent qu’environ trois semaines en librairie ? », note Mme Massola, qui dirige la librairie Le Rideau rouge, Ă  Paris. « Une critique de la chaĂźne du livre, d’un point de vue Ă©cologique, conduit Ă  se rendre compte qu’il s’agit d’un problĂšme systĂ©mique, qu’il y a des logiques capitalistes, financiĂšres et industrielles derriĂšre. Nous rĂ©flĂ©chissons Ă  partir de trois piliers : l’écologie sociale, symbolique et matĂ©rielle. La maniĂšre dont on dĂ©cide de fabriquer un livre a des implications sociales, par exemple avec la dĂ©localisation des imprimeries. »

« Ensuite, le livre est un vĂ©hicule d’idĂ©es, poursuit Mme Massola. Or il y a un paradoxe entre le nombre de choses produites et la rĂ©elle diversitĂ© des idĂ©es produites. On assiste Ă  une logique d’auteurs Ă  succĂšs qui fabrique de la monoculture et nuit Ă  la “bibliodiversitĂ©â€. Enfin se pose la question des ressources, du papier, des encres, de la colle, du lieu d’impression, du transport, etc. » L’association propose de « penser le monde du livre comme un Ă©cosystĂšme, pour crĂ©er des interdĂ©pendances qui soient soutenables ». L’écologie du livre fait de plus en plus parler d’elle. En 2024, le Syndicat de la librairie française (SLF) a fait de l’« Ă©cologie du mĂ©tier de libraire » le thĂšme de ses rencontres nationales Ă  Strasbourg.

Plusieurs acteurs alertent sur la surproduction globale. Le problĂšme est ancien mais s’accentue. En 2021, le secteur du dĂ©pĂŽt lĂ©gal de la BibliothĂšque nationale de France (BNF) a reçu 88 000 nouveaux livres imprimĂ©s, soit un quart de plus qu’il y a dix ans. En comptant les rĂ©Ă©ditions et les rĂ©impressions, les 500 principales structures de l’édition ont publiĂ© 111 000 titres en 2022. Entre 1999 et 2019, le nombre de nouveautĂ©s a augmentĂ© de 76 % (1). L’inflation est devenue structurelle avec la concentration des Ă©diteurs. Ce problĂšme apparu dĂšs les annĂ©es 1980 et bien identifiĂ© depuis les annĂ©es 2000 s’accĂ©lĂšre au fil des rachats successifs par des groupes de plus en plus gros et des milliardaires en quĂȘte d’influence (2). « Sur la question de la concentration, les douze premiĂšres maisons d’édition en France reprĂ©sentent 87 % du marchĂ© et les quatre premiĂšres 55 %. Avec ces deux chiffres, on a presque tout dit », rĂ©sumait Mme RĂ©gine Hatchondo, prĂ©sidente du Centre national du livre (CNL), devant la commission de la culture du SĂ©nat le 29 mai dernier. Une part congrue du marchĂ© revient aux autres Ă©diteurs, qui seraient 2 750 selon le ministĂšre de la culture et plus de 4 000 si on compte les plus petites structures parfois gĂ©rĂ©es bĂ©nĂ©volement (3).

Pour conserver sa place, chaque grand groupe cherche Ă  couvrir toute la gamme des publications : essais, littĂ©rature adulte, jeunesse, bande dessinĂ©e, guide pratique
 Il s’agit pour eux d’ĂȘtre prĂ©sents toute l’annĂ©e sur les tables des librairies et des grandes surfaces. Un bon moyen d’écraser la concurrence en s’appuyant sur leur point fort, la distribution. Car il faut souligner que les quatre premiers groupes (Hachette, Editis, Madrigall et MĂ©dia-Participations) possĂšdent leur propre distributeur, l’acteur-clĂ© qui stocke et transporte les livres jusqu’aux librairies. Ils concentrent ainsi 80 % du chiffre d’affaires liĂ© Ă  la distribution. Or cette organisation s’avĂšre problĂ©matique.

Pour M. Jean-Philippe Fleury, attachĂ© commercial aux Belles Lettres Diffusion Distribution (BLDD), « le problĂšme est avant tout structurel. Les acteurs de la “chaĂźne du livre” sont tous plus ou moins des artisans, et le seul Ă©chelon Ă  caractĂšre industriel, celui de la distribution, occupe une position centrale avec un modĂšle de croissance et des logiques d’accumulation. La distribution impose son tempo et dicte in fine le rythme des parutions. Le flux prime ainsi sur le fonds. Les temps d’exposition des livres sont de plus en plus courts, une nouveautĂ© chassant l’autre. Tout le monde est sommĂ© d’alimenter la machine : Ă©diteurs, libraires, diffuseurs, au risque de se retrouver hors course ».

En jouant sur des Ă©conomies d’échelle, les grands groupes nĂ©gocient ainsi plus facilement les prix d’impression et peuvent se permettre d’imprimer bien davantage que les petites maisons d’édition. Pour capter la moindre part de marchĂ©, les premiers inondent ainsi les libraires de titres, quitte Ă  gĂ©nĂ©rer beaucoup d’invendus. Les retours effectuĂ©s par les libraires sont, pour une petite part, rĂ©intĂ©grĂ©s dans les dĂ©pĂŽts des distributeurs, qui en renvoient eux-mĂȘmes certains aux Ă©diteurs (en fonction de l’accord contractĂ©), et ceux restants sont « mis au pilon », selon le jargon de la profession. Ils sont alors rĂ©cupĂ©rĂ©s par des entreprises de recyclage, et finissent brĂ»lĂ©s ou transformĂ©s en pĂąte Ă  papier pour devenir en grande partie du papier hygiĂ©nique ou des cartons d’emballage de pizzas. Cela ne coĂ»te quasiment rien aux maisons d’édition, contrairement Ă  la conservation des livres, qui demande tri, manutention, conditionnement, entreposage et frais de stockage.

Les retours auraient ainsi concernĂ© en moyenne 19,3 % des livres produits en 2021 et 2022, et le pilon 13,9 % — soit 25 000 tonnes de dĂ©chets —, selon le Syndicat national de l’édition (SNE), qui fait cette estimation Ă  partir d’un Ă©chantillon de six distributeurs qu’il juge reprĂ©sentatifs (4). S’y ajoutent les livres conservĂ©s en catalogue un temps avant d’ĂȘtre eux aussi dĂ©truits. En comptant le nombre moyen d’invendus entre 2014 et 2022, environ 17,5 % des livres neufs seraient dĂ©truits chaque annĂ©e, la part des recyclĂ©s restant faible.

Difficile d’en savoir davantage sur le dĂ©tail des quantitĂ©s fabriquĂ©es et vendues.

Toute question se heurte Ă  des rĂ©ponses aux contours flous et aux informations Ă©vanescentes. Le petit nombre des « grands acteurs » de la filiĂšre cultive le mystĂšre au prĂ©texte de la concurrence
 ou de la solidaritĂ©. Selon l’observatoire (5) montĂ© par le SLF, le taux de livres renvoyĂ©s est plus faible chez les plus petits libraires (14,2 %, contre 20,9 % chez les plus gros). Selon ce mĂȘme observatoire, cela concerne surtout les nouveautĂ©s et plus encore la littĂ©rature (30 % des retours pour un peu plus de 25 % du marchĂ©). Selon Livres Hebdo, le taux moyen de retours atteignait 24 Ă  26 % en 2022 dans les grandes surfaces culturelles et 27 Ă  28 % dans les hypermarchĂ©s.

Les cinq plus grands acteurs de la distribution (Hachette, Interforum pour Editis, Sodis et Union Distribution pour Madrigall, MDS pour MĂ©dia-Participations) n’ont pas souhaitĂ© rĂ©pondre Ă  ces questions. Si les donnĂ©es montrent des retours moins importants dans les petites librairies, contrairement aux grandes surfaces culturelles, du cĂŽtĂ© des distributeurs l’analyse est en rĂ©alitĂ© plus complexe. Les structures de taille moyenne ont souvent plus de livres renvoyĂ©s par les librairies que les gros, mais, finalement, ils pilonnent moins — entre 3 et 14 % des livres produits, contre 13 Ă  16,5 % pour les cinq grands selon nos calculs. Et ce alors que les best-sellers assurent de trĂšs faibles retours Ă  ces derniers. Les petites maisons d’édition vivent souvent dans une Ă©conomie prĂ©caire et prĂ©fĂšrent rĂ©cupĂ©rer leurs dĂ©fraĂźchis pour leur donner une seconde vie. Les plus grandes ne se posent mĂȘme pas la question. Le bal du pilon

Parmi les plus petits diffuseurs-distributeurs, M. BenoĂźt Vaillant, cocrĂ©ateur de Pollen, confirme de grands Ă©carts dans les pratiques vis-Ă -vis des invendus : « Parce qu’on travaille surtout avec des Ă©diteurs indĂ©pendants qui ne peuvent pas rĂ©imprimer facilement, seulement 10 Ă  15 % de nos retours partent au pilon, alors que cela peut concerner les trois quarts pour les plus gros distributeurs. Trier, nettoyer, remettre en stock dans la bonne Ă©tagĂšre, tous ces gestes mis bout Ă  bout, ce n’est pas rentable, surtout les formats poche qui sont des gros volumes. »

RĂ©duire le pilon ou ne pas le pratiquer du tout, certaines maisons d’édition y parviennent. Cela nĂ©cessite de porter une grande attention aux quantitĂ©s imprimĂ©es et Ă  la gestion des stocks, mais aussi de conserver dans son catalogue les titres le plus longtemps possible, en rĂ©alisant un suivi et des offres commerciales rĂ©guliĂšres. Pour continuer de faire vivre un titre, les Ă©diteurs le reproposent parfois aprĂšs quelques annĂ©es, pour des Ă©vĂ©nements, des catalogues thĂ©matiques, lors de la sortie d’un nouveau livre dans une mĂȘme collection, dans des packs promotionnels. Mais les libraires prennent de moins en moins de livres qui leur semblent risquĂ©s.

Au beau milieu de la Touraine, bien loin des centres de distribution de la rĂ©gion parisienne, d’immenses bĂątiments abritent la SociĂ©tĂ© genilloise d’entrepĂŽt (SGE). Entre des Ă©tagĂšres de plus de cinq mĂštres de haut, remplies de livres et d’objets divers et variĂ©s, un petit local est rĂ©servĂ© au rafraĂźchissement des ouvrages. Six personnes s’activent. Sous la houlette de Pascal, Sylvie, Quentin, Marie-NoĂ«l, Laurence et Katia trient des cartons, nettoient les couvertures, dĂ©collent les Ă©tiquettes, poncent les tranches et gomment les imperfections. À la sortie, les livres semblent comme neufs.

« Avec cette rĂ©novation, on sauve 60 % des retours, 80 % mĂȘme si l’éditeur accepte les dĂ©fraĂźchis, note le directeur Charles Henry d’Ocagne. Pour 50 centimes par livre, cela vaut le coup. C’est dans l’air du temps. On a de plus en plus de maisons intĂ©ressĂ©es. On devrait passer de deux Ă  quatre millions de livres traitĂ©s en 2025. »

Quelques Ă©diteurs pionniers, qui publiaient des contenus sur l’écologie, se sont questionnĂ©s sur la maniĂšre de faire des livres. Terre vivante, par exemple, a fait rĂ©aliser une analyse de cycle de vie dĂšs 2011. Une dizaine de maisons, dont Rue de l’échiquier ou Plume de carotte, ont crĂ©Ă© le collectif des Ă©diteurs « Ă©colo-compatibles » puis participĂ© Ă  la crĂ©ation de la commission environnement et fabrication du SNE, avant d’en partir : « Assez vite, on s’en est dĂ©sintĂ©ressĂ©, car ça devenait trĂšs “technico-technique”. Bien sĂ»r c’est intĂ©ressant, mais c’est loin de suffire », estime M. FrĂ©dĂ©ric Lisak, Ă©diteur de Plume de carotte, qui poursuit la rĂ©flexion avec l’Association des Ă©diteurs de la rĂ©gion Occitanie (ERO) et les librairies indĂ©pendantes de cette rĂ©gion.

Plus rĂ©cemment, les grands groupes ont commencĂ© Ă  rĂ©aliser des bilans carbone. Hachette avait ouvert le bal en 2015. Bayard, Editis, L’École des loisirs, ont suivi, tandis que Madrigall devrait terminer le sien fin 2024. « Il y a toujours une part du marchĂ© qui s’en moque et une autre qui se pose des questions. Depuis trois ans, Ă©normĂ©ment de maisons d’édition s’intĂ©ressent Ă  la question du climat. La fameuse directive europĂ©enne de dĂ©cembre 2022 sur la publication en matiĂšre de durabilitĂ© par les entreprises a Ă©normĂ©ment fait bouger les choses », s’enthousiasme M. BenoĂźt Moreau, crĂ©ateur d’Ecograf, une entreprise de conseil qui accompagne Ă©diteurs et imprimeurs dans la mise en place d’une stratĂ©gie environnementale. Cette directive impose aux entreprises de plus de 50 millions d’euros de chiffre d’affaires de rĂ©aliser des Ă©tudes plus consĂ©quentes et de prĂ©senter des stratĂ©gies de rĂ©duction de leurs Ă©missions de gaz Ă  effet de serre.

L’analyse de cycle de vie s’avĂšre bien plus intĂ©ressante puisqu’elle prend en compte l’ensemble des effets sur l’environnement. Les outils montrent cependant la mĂȘme chose : le poste le plus dĂ©licat revient Ă  la fabrication de papier, qui consomme une grande quantitĂ© d’énergie et d’eau et entraĂźne une dĂ©gradation de milieux naturels (6).

Tout comme les cĂ©rĂ©ales, la pĂąte Ă  papier s’échange sur un marchĂ© mondial que se partagent une vingtaine de multinationales, bien plus puissantes que les Ă©diteurs français. ProblĂšme : ce systĂšme invisibilise l’origine de la fibre de papier et donc des forĂȘts dont elle est issue. Une papeterie Ă©tablie en France ou en NorvĂšge, lorsqu’elle ne transforme pas elle-mĂȘme la cellulose en pĂąte Ă  papier, reçoit sa matiĂšre premiĂšre d’un peu partout, explique M. Daniel Vallauri, coauteur de trois rapports sur l’édition au Fonds mondial pour la nature (WWF) : « Faire du papier, c’est une grosse cocotte-minute dans laquelle on met plein de choses et, selon les approvisionnements, vous pouvez avoir de la pĂąte Ă  papier qui vient du BrĂ©sil mĂ©langĂ©e avec celle qui vient de chez nous. En Italie et en Espagne par exemple, il y a beaucoup d’importations du BrĂ©sil. » Selon lui, le mode de gestion des forĂȘts est dĂ©terminant : « Au BrĂ©sil ou en IndonĂ©sie, on trouve des plantations industrielles d’eucalyptus ou d’acacias. Quand ces cultures sont coupĂ©es au bout de dix ans seulement, la biodiversitĂ© n’a pu s’y dĂ©velopper. Il faudrait amĂ©liorer la part laissĂ©e Ă  la nature. » Fabriquer sans nuire

Dans l’ignorance de l’origine du papier, nombreux sont ceux qui s’en remettent aux labels. Celui du Conseil de gestion des forĂȘts (CGF, ou FSC selon le sigle anglais) garantit l’existence d’un plan de gestion forestiĂšre, un niveau de qualitĂ© et une traçabilitĂ©. Celui du programme de reconnaissance des certifications forestiĂšres (PECF, ou PEFC) ne valide qu’un engagement d’amĂ©lioration continue. Selon le SNE, 98 % des papiers achetĂ©s par les Ă©diteurs français Ă©taient labellisĂ©s en 2022, mais le syndicat ne recense pas le type de label utilisĂ©. Or il y a de grandes diffĂ©rences entre les deux. « Le PEFC est le label montĂ© par l’ensemble de l’industrie, rĂ©sume M. Vallauri. C’est l’équivalent de l’agriculture raisonnĂ©e face au bio. D’un point de vue forestier, l’exigence du PEFC est d’une façon gĂ©nĂ©rale bien en dessous du FSC, y compris en France. Et c’est d’autant plus critiquable qu’on est dans un contexte de plantations trĂšs intensives, industrielles, et dans des rĂ©gions oĂč il y a de l’exploitation illĂ©gale. Le FSC n’est pas parfait, mais il impose un certain nombre de cadrages, plus exigeants. »

Des enquĂȘtes journalistiques, comme celle diffusĂ©e sur France 2 en 2017 (7), ont montrĂ© que les organismes attribuaient la certification PEFC Ă  tout Ă  fait autre chose que des forĂȘts
 En 2023, les organisations non gouvernementales Greenpeace Canada et Auriga Nusantara ont protestĂ© auprĂšs du FSC contre l’entreprise canadienne Paper Excellence, dirigĂ©e par M. Jackson Widjaja. En cause, ses liens avec l’entreprise indonĂ©sienne Asia Pulp & Paper, dirigĂ©e par son pĂšre. Cette derniĂšre a perdu sa certification Ă  la suite de divers scandales, en 2013 comme en 2023, pour sa pratique de dĂ©forestation forcenĂ©e et d’implantation de monocultures d’acacias (8). Paper Excellence est aussi la maison mĂšre de Fibre Excellence, qui dĂ©tient deux usines de pĂąte Ă  papier en France, Ă  Saint-Gaudens et Ă  Tarascon. Le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) a signalĂ© qu’un fournisseur de ces usines avait Ă©tĂ© condamnĂ© pour vol de bois dans les PyrĂ©nĂ©es, alors qu’elles affichent les certifications forestiĂšres FSC et PEFC (9). Le SNE n’a pas de rĂ©ponse Ă  ces interrogations. « Notre cheval de bataille, c’est que tout le monde demande un papier certifiĂ© Ă  son imprimeur », se contente de rĂ©torquer Mme Karen Politis Boublil, la chargĂ©e de mission de la commission environnement et fabrication au SNE.

Le papier destinĂ© Ă  l’impression de journaux, de livres ou de brochures est appelĂ© « papier graphique » et dĂ©fini par un poids de moins de 224 grammes au mĂštre carrĂ©. La France et l’Europe en fabriquent de moins en moins. « L’Europe en produisait cinquante millions de tonnes en 2005 et seulement vingt millions en 2022 », confirme M. Jan Le Moux, directeur Ă©conomie circulaire et politiques produits de Copacel, la fĂ©dĂ©ration française des papetiers. JPEG - 380.1 ko Brian Dettmer. — « Atlas de Biologia », 2005 © Brian Dettmer © Brian Dettmer

Certes, les livres ne consomment que 9 % du papier graphique utilisĂ© en France, soit 215 200 tonnes en 2022. Mais 125 400 tonnes venaient de l’étranger (10). En outre, la pĂąte Ă  papier produite dans l’Hexagone contient en moyenne 6,5 % de bois importĂ©. Alors qu’on parle de rĂ©industrialisation depuis la crise du Covid, l’édition poursuit le chemin inverse vers davantage de dĂ©localisations. Dans l’impression dĂ©jĂ , des savoir-faire ont Ă©tĂ© perdus ou coĂ»tent trop cher pour certains ouvrages complexes : livres pour enfants avec fenĂȘtres-surprises, rabats ou leporellos (livres-accordĂ©ons) sont souvent fabriquĂ©s Ă  la main en Asie.

Depuis les annĂ©es 2000, les papeteries françaises qui produisaient du papier graphique ont fermĂ© les unes aprĂšs les autres ou se sont converties Ă  la production d’emballage et de carton pour rĂ©pondre Ă  la demande croissante de la vente en ligne. Produire du carton pour Amazon s’avĂšre plus rentable que de fabriquer du papier pour l’édition. En septembre 2023, Lecta a fermĂ© sa ligne de papier graphique sur le site de Condat en Dordogne, entraĂźnant le licenciement de 187 salariĂ©s, sans compter les 26 d’une entreprise de sous-traitance. « Notre machine numĂ©ro 4 Ă©tait la derniĂšre qui fabriquait du papier couchĂ© deux faces en France », prĂ©cise M. Philippe Delord, dĂ©lĂ©guĂ© ConfĂ©dĂ©ration gĂ©nĂ©rale du travail (CGT) Ă  Condat. En dĂ©pit de ces fermetures, Lecta a bĂ©nĂ©ficiĂ© de 14 millions d’euros de l’Agence de l’environnement et de la maĂźtrise de l’énergie (Ademe) pour amĂ©liorer son rendement en construisant une chaudiĂšre Ă  biomasse qui brĂ»lera des dĂ©chets apportĂ©s par le groupe de recyclage Paprec.

La rĂ©gion Nouvelle-Aquitaine a, elle, prĂȘtĂ© Ă  taux zĂ©ro 19 millions d’euros en 2020 pour transformer la derniĂšre machine de l’entreprise : « La machine numĂ©ro 8 sur laquelle je travaille maintenant produit de la glassine, le papier cirĂ© et translucide utilisĂ© comme support pour les Ă©tiquettes autocollantes. Avant, elle faisait du papier couchĂ© de trĂšs faible grammage. Ils ont eu une aide de 33 millions et, en contrepartie, ils se sont pourtant permis de licencier. » Une demande de remboursement de la part de la rĂ©gion est en cours. Les papetiers ont par ailleurs tous installĂ© des chaudiĂšres Ă  biomasse et bĂ©nĂ©ficiĂ© d’aides de l’État en soutien Ă  la transition Ă©nergĂ©tique.

Si la composition des papiers fut Ă  l’origine de nombreuses dĂ©rives dĂšs la fin du XIXe siĂšcle, elle s’est nettement amĂ©liorĂ©e : « DĂšs 1860, l’usage du bois devient massif, raconte M. Olivier Piffault, directeur de la conservation de la BNF. On broie les fibres, mais surtout on les sature de colle et d’adjuvants (du kaolin, de l’amiante
). Les papiers produits entre 1870 et 1970 environ donnent ce qu’on appelle les papiers acides. En vieillissant, ces papiers changent de couleur et deviennent cassants. Ils se dĂ©chirent, se fragmentent. Certains comme ceux des Folio ne tenaient mĂȘme pas dix ans. AprĂšs 1980, des normes sont apparues pour exclure les Ă©lĂ©ments agressifs. Depuis trente ans, on utilise de plus en plus des azurants optiques pour blanchir le papier. Pour l’instant, on n’observe pas d’effets sur la structure. »

Plusieurs outils permettent aux acheteurs de savoir comment a Ă©tĂ© fabriquĂ© le papier, avec quelles Ă©missions de gaz Ă  effet de serre et pour quelle quantitĂ© d’énergie. L’association Environmental Paper Network permet par exemple de calculer l’impact environnemental de n’importe quel papier. Chaque papetier peut aussi faire une dĂ©claration sur la composition de son produit, l’énergie nĂ©cessaire Ă  sa fabrication
 Mais, au sein des maisons d’édition, nombreux sont les responsables de fabrication qui ne se renseignent pas Ă  ce sujet. En outre, de trĂšs nombreuses structures n’achĂštent pas directement leur papier. Elles laissent ce travail aux imprimeurs, pour des raisons de temps, de nĂ©gociation et donc de coĂ»ts.

Le rĂšglement europĂ©en contre la dĂ©forestation et la dĂ©gradation des forĂȘts, votĂ© par l’Union europĂ©enne en mai 2023, vise Ă  interdire tout produit ayant contribuĂ© Ă  la dĂ©gradation des forĂȘts aprĂšs le 30 dĂ©cembre 2020 (11). Il faudrait pour cela identifier prĂ©cisĂ©ment la parcelle dont est issu tout arbre transformĂ©, et donc aussi toute fibre de papier. Si cela permettrait de mieux tracer les produits issus des forĂȘts, certains acteurs le perçoivent comme un cauchemar. Et la plupart des papetiers s’y opposent
 « Avec ce rĂšglement, les gros Ă©diteurs demandent Ă  leurs fournisseurs l’origine de leurs produits et ça va profiter aux petits, comme nous, parce que les imprimeurs vont ĂȘtre obligĂ©s de mettre en place des outils. Ils ne pourront plus rĂ©pondre qu’ils ne savent pas », se rĂ©jouit M. Mathias Echenay, Ă©diteur de La Volte, membre de la commission environnement du SNE.

Au vu des difficultĂ©s Ă  « produire sans nuisance », on pense recyclage. Mais le papier recyclĂ© n’est pas trĂšs aimĂ© dans l’édition. Seulement 1 % des livres en contenaient en 2022, contre 3 % en 2012 ! Il fait l’objet de rĂ©ticences surprenantes. La premiĂšre est que les lecteurs et les lectrices le trouveraient moins beau. On prĂ©texte aussi une difficultĂ© pour obtenir certaines couleurs pour les livres illustrĂ©s — cela nĂ©cessiterait un travail plus important. Un troisiĂšme argument affirme qu’il durerait moins longtemps : le procĂ©dĂ© casserait les fibres qui le composent. On estime toutefois qu’il est possible de le recycler sept fois et qu’il durerait au minimum cinquante ans — tandis que ceux fabriquĂ©s aprĂšs-guerre seraient dĂ©composĂ©s en moins de vingt ans
 Selon des analyses de cycle de vie menĂ©es par l’Ademe (12), le recyclage permet en rĂ©alitĂ© une Ă©conomie de 4 521 kilowattheures d’énergie par tonne de papier et carton, et une rĂ©duction non nĂ©gligeable de l’usage des sols ou de l’eutrophisation de l’eau douce et marine. Si le circuit de recyclage utilise des quantitĂ©s importantes d’énergie et Ă©met des gaz Ă  effet de serre, il Ă©vite tout de mĂȘme 84 kilogrammes Ă©quivalents CO2 par tonne de papier-carton produite par rapport Ă  la fibre vierge.

Les Ă©diteurs disent qu’il y a pĂ©nurie, et que le papier recyclĂ© est de ce fait plus cher. Les producteurs rĂ©torquent qu’il n’y a pas de demande. Des usines ont fermĂ©, Ă  l’image de l’immense site de Chapelle Darblay, qui produisait du papier journal 100 % recyclĂ© jusqu’en 2020. Pourtant il y a de la matiĂšre. Le gisement de papiers et cartons rĂ©cupĂ©rĂ©s Ă©tait de 6 584 kilotonnes (kt) en 2022, mais Ă  peine 512 kt ont Ă©tĂ© convertis en papier graphique, le reste servant pour les emballages et le papier hygiĂ©nique (13).

Cela peut surprendre, mais les diverses lois passĂ©es en 2015, 2020 et 2023 pour la transition Ă©nergĂ©tique et pour l’économie circulaire ne s’appliquent pas au livre. Cela signifie que les Ă©diteurs ne paient pas d’écocontribution et que les livres ne sont pas triĂ©s par les collectivitĂ©s. Le volume jetĂ© n’est pas non plus mesurĂ©. Ce qui rend impossible une quantification rĂ©elle. « Le livre s’achĂšte, se transmet, on le revend d’occasion. Il ne se jette pas. Et si, d’aventure, il est trop usĂ© pour ĂȘtre encore lu et qu’il doit ĂȘtre jetĂ©, il y a la poubelle pour cela. » VoilĂ  comment M. Pascal Lenoir, prĂ©sident de la commission environnement et fabrication du SNE, traitait la question en 2017 (14). Surprenantes rĂ©ticences

Pourtant, on jette aussi les livres. En dehors du pilon, les gens vident leurs Ă©tagĂšres, les bibliothĂšques ayant une place limitĂ©e. Des acteurs comme EmmaĂŒs ou Recyclivre indiquent par exemple devoir jeter respectivement 85 % et 50 % des livres qu’ils rĂ©cupĂšrent. Le WWF estime que jusqu’à 63 000 tonnes de livres sont jetĂ©es dans les poubelles en France et que, en intĂ©grant le pilon, jusqu’à 170 000 tonnes pourraient ĂȘtre recyclĂ©es (15).

Enfin, certains imaginaient que le numĂ©rique apporterait des solutions. C’est tout le contraire. De maniĂšre gĂ©nĂ©rale, les coĂ»ts cachĂ©s et les nuisances des Ă©crans sont toujours plus importants (16). Il en va ainsi lorsque l’on compare le livre papier avec une liseuse, pourtant bien moins Ă©nergivore qu’une tablette ou un micro-ordinateur. Des Ă©quipes de recherche ont rĂ©alisĂ© des analyses de cycle de vie. Leurs rĂ©sultats diffĂšrent, mais plusieurs concluent qu’une liseuse ne devient plus vertueuse qu’à partir de quarante ouvrages par an, ce qui concerne peu de lecteurs (17).

Les grands acteurs de la filiĂšre n’hĂ©sitent pas Ă  brandir l’exception culturelle pour dĂ©fendre leur marchĂ© contre toute obligation de transparence. Mais, quand on les titille sur leurs pratiques, ils prĂ©fĂšrent ne pas rĂ©pondre. Que penser d’une industrie qui refuse de communiquer sur ses pratiques, tout en jouant de ses relations pour Ă©chapper Ă  des rĂ©glementations plus sĂ©vĂšres ?